Alors que je viens de confectionner 6 albums photos couvrant ces 4 dernières années, je me suis interrogée sur le statut de ces instantanés de vie que l’on cherche à organiser et à partager dans ces recueils bigarrés.

Qui n’a pas en mémoire une photo sur laquelle il arbore un sourire de façade alors qu’au fond de son cœur se jouait une émotion toute autre. Je revois aussi des moments épiques où des clans qui se déchiraient ou s’ignoraient au quotidien, où toute intimité relationnelle avait disparu, se rassemblaient pour tenter de donner le change le temps d’une pause. Le comble est, assurément, quand ce décalage entre le vécu et l’immortalisé est orchestré. Les réseaux sociaux et les photos des familles américaines en sont sans doute l’incarnation la plus ultime. Une société où le paraître prend le pas sur l’être est probablement une société mal en point.

Bien au-delà, que répondre à quelqu’un qui vous dit : « j’ai eu une enfance apriori heureuse, j’ai fait plein d’activités sympas avec mes parents. Et pourtant, quand je regarde en arrière, je crois que j’ai eu une enfance teintée de tristesse ». Alors me revient à l’esprit une phrase qui m’avait interpellée quand je l’avais entendue : « être parent, c’est construire de beaux souvenirs à ses enfants ». Je n’ai pas su immédiatement définir la profondeur de l’interrogation que cette phrase avait suscitée en moi. En fait, il m’a fallu 2 ans….. Sur le champ, j’ai bien pensé qu’être parent ne se résumait pas à cela, et qu’il convenait plutôt de définir la fonction parentale comme un accompagnement au développement intellectuel, psychique, émotionnel, physique et relationnel d’un individu. J’ai aussi tout de suite réalisé que pour celui qui n’a pas vécu de moments de bonheur avec ses parents, cette définition devait déjà pouvoir être perçu comme un Eldorado. Et, récemment, mes albums m’ont ouvert les yeux….

Que met-on dans des albums ? Si l’on n’y met que les moments faciles, que les émotions superficielles liées au plaisir de l’instant, à la satisfaction d’une envie, on y trouve alors des photos de ski, de sorties à Disneyland, des glaces gigantesques et des situations valorisantes : une course, une victoire, un défi relevé… Mais surtout, que ne met-on pas dans un album, et qui pourtant devrait y être si l’on veut que ces moments immortalisés aident l’enfant à se construire, si l’on veut que les souvenirs deviennent un élément fondateur pour l’enfant, pour que l’enfant ne regarde pas un jour ces photos en se disant qu’elles ne représentent pas sa vie ?

On devrait y mettre nos échecs, et ce que l’on en a appris, avec comme légende « j’ai fait de mon mieux, donc c’est parfait ainsi ». On devrait y mettre des photos de la colère de notre petit, et de comment on l’a aidé à la surmonter. On devrait y mettre les photos des moments tristes à cause de propos méchants, et y ajouter la légende « ne le prends pas personnellement … si ton ami a de la rage en lui, n’en porte pas le fardeau ». On devrait y mettre des photos de peur, d’angoisse, de questionnement, avec comme légende « Ne fais pas de suppositions, le pire n’est jamais sûr ». On devrait, à côté des photos de mariage, mettre celles des séparations, avec des mots de pardon, et des photos des deuils, avec des mots de gratitude pour ce que ces personnes nous ont apporté.

Très concrètement, qu’est-ce qui est vraiment beau dans les photos des shootings avec ma fille (consultables ci-après 😊) ? La vanité de regarder de beaux clichés de deux « jolies » femmes, ou la simple contemplation de la jolie relation qui nous unit et dont l’essence est capturée par l’objectif ? Le beau dans ces photos, c’est qu’elles reflètent la réalité de cette relation bâtie à chaque instant depuis 22 ans, et qui suscite exactement les mêmes commentaires quand on nous voit ensemble dans la vraie vie que sur le papier glacé. Et en filigrane, tous les moments passés à construire cette qualité d’échange, cette complicité, cette authenticité en élaborant avec amour depuis 22 ans chaque moment de tension, de tristesse, de désaccord, de potentielle rivalité mère-fille. Nous ne sommes pas là pour construire des souvenirs, les souvenirs imprimés ne sont que là pour témoigner de la réalité.

A celui qui, en regardant d’anciennes photos de rires en vacances, qui ne manquait de rien, dit « et pourtant, je n’étais pas heureux », je dis qu’il lui a manqué l’essentiel, ce qui aurait dû être écrit entre les lignes, le liant qui aurait donné une cohérence à ce pêlemêle émotionnel.

Pour faire la mise au point sur ce liant, passons de l’album au cadre photo, appelé frame en anglais et portons notre attention sur un phénomène psychologique : le reframing. On sait que la fin d’une relation – sentimentale, amicale, professionnelle – colore généralement tout l’album de cette tranche de vie. Une expérience professionnelle épanouissante, débouchant sur une promotion dans une autre entreprise, et voilà que les souvenirs des collègues associés à cette belle expérience ont des réglages de tonalité parfaits et qu’une douce euphorie s’en échappe ! A l’inverse, une rupture chaotique et brutale colorera les souvenirs en sombre, avec peu de nuances de lumière, la fermeture du diaphragme émotionnel se répercutant sur la luminosité des images perçues. C’est l’effet du reframing que l’on effectue malgré nous. Si toute rupture peut engendrer temporairement un questionnement nécessaire à l’apprentissage, c’est bien l’élaboration mentale qui va permettre d’en sortir plus construit et de transformer le sombre en sépia, douce tonalité des événements passés et assumés. Certaines personnes peinent à effectuer ce travail et préfèrent arracher les pages de l’album demeurées sombres, ou remiser l’album à la cave. Faisant cela, ils nient ce qu’ils ont vécu, et finissent même par se convaincre d’une histoire très différente de ce qui a pourtant été vécu à l’instant t. Comment capitaliser sur l’expérience de vie si l’on fait table rase du passé ? Le manque de liant, cet accompagnement parental pour élaborer les émotions difficiles dans l’enfance, ne serait-il pas le grand responsable de ce reframing qui pousse aujourd’hui les gens vers des tranches de vies sans cohérence, sans apprentissage de la sagesse, sans capitalisation des trésors émotionnels vécus ? Et certains sont des virtuoses de ce recadrage…. Et si tu nies ce qu’on a vécu, que puis-je, moi, garder de nos souvenirs ? Ce reframing ferait donc des dommages collatéraux, sauf à ce que celui qui a co-vécu cette expérience maintenant déniée ne dispose de grandes capacités d’élaboration pour conserver sa propre perception du passé. D’autres vont faire un reframing du passé trop positif, idéalisant ce qui n’avait pas lieu de l’être et s’empêchant de se tourner vers de nouvelles expériences. Loin de moi l’idée de crier haro sur le reframing, car en hypnose, et dans la majorité des nouvelles écoles de psychologie, on l’utilise couramment. Mais pas un reframing du passé, pas une dénégation du vécu antérieur. On utilise alors le reframing positif, anticipatif, pour visualiser et matérialiser ce que l’on désire voir se réaliser dans notre vie. On transforme des situations de blocage en opportunités de bonheur.

Alors, plus que des clichés, devenons des légendes pour nos petits. Vivons chaque instant en étant émotionnellement authentique et disponible pour eux, et surtout aidons-les à élaborer ce qui est difficile au lieu de simplement vénérer les iconographies du plaisir immédiat.