Un an après avoir quitté le navire Education Nationale qui continue de sombrer, il était temps pour moi de faire un petit retour sur mes raisons de quitter ce métier, de quitter le service public, ou plutôt de quitter l’institution Education Nationale.

Entrer dans le métier avait été pour moi comme une évidence ! Je revenais d’une expatriation où j’avais dû apprendre une nouvelle langue et où j’avais aidé mes enfants à faire de même. J’avais aussi fait un master en multimédia et avais monté un projet de CD ROM éducatif pour enfants multilingues. Projet qui n’aboutira pas, l’internet gratuit prenant le pas sur les CD ROM payants précisément au même moment. Mais mon envie de m’impliquer dans la pédagogie, l’accès au savoir et l’accompagnement humain était née !

Alors, comment suis-je passée d’une évidence à m’engager à une injonction intérieure de fuir ?

Pour avoir quelques indices, il suffit de regarder un documentaire extrêmement touchant : l’école est finie ! Car au travers de cas spécifiques variés d’enseignants, une constante ressort immanquablement : on quitte l’Education Nationale pour signifier que l’on ne veut plus cautionner le système et sa maltraitance envers les enfants et les adultes qui s’y trouvent. Et quitter le métier est une sorte de dommage collatéral.

Dans ce touchant reportage, on entend s’exprimer des enseignants dans l’âme révéler toute leur impuissance et leur souffrance dans ce système rouleau compresseur. Ils manifestent tous l’impression d’être « au front ». En première ligne face aux difficultés sociales, l’enseignant alerte sur des cas d’enfants en danger, alertes que le système éducativo-judiciaire ne concrétise pas en aval. Et l’enseignant reste avec au fond de sa tête un programme qui tourne en boucle et qui épuise peu à peu : « Déjà pour un élève que je repère et que je signale, je finis par être impuissant…. Sans parler de tous ceux à côté desquels je passe ! » Quand on sait que beaucoup d’enseignants font se métier avec une vraie volonté d’aider, voire sont habités d’un encombrant syndrome du sauveur, peu étonnant qu’il y ait autant de casse dans les rangs.

En tant qu’enseignant, au mieux, vous n’obtenez pas d’aide, au pire votre hiérarchie, non formée au management, vous enfonce…. « Je ne suis pas là pour vous soutenir psychologiquement…. » Comme ces phrases rapportées par une autre résonnent en moi comme un déjà vu, un déjà entendu ! Pas étonnant qu’aujourd’hui nombreux sont ceux qui, en écorchant l’orthographe, se rapprochent du vécu réel de cette profession : en saignant !

Et en filigrane de cette maltraitance institutionnelle, on trouve l’augmentation des tâches administratives dont le sens ne saurait être perçu favorablement au regard du décalage avec le quotidien. Et depuis le COVID, je réalise à quel point on vit une expérience de perversion à échelle sociétale.

Deux autres faits un peu antérieurs avaient déjà commencé à marquer un tournant ingérable pour les enseignants : la loi de 2005 sur l’inclusion scolaire et la modification des rythmes scolaires. Ces trois temps forts des bouleversements du système s’appuient sur des ressorts bien connus d’une perversion, ici menée à grande échelle : les fameuses injonctions paradoxales. Et l’enseignant de se retrouver, comme je me « plaisais » à le dire, entre le marteau et l’enclume. Pas de moyens supplémentaires, mais des missions quasi impossibles à remplir ; bref, une mise en échec assurée. Quel salarié serait épanoui en telle situation ? C’est comme si toutes les initiatives apparemment positives se concrétisaient finalement dans leur version infernale. Même le renforcement du périscolaire en 2012… fini le temps où l’école est le sanctuaire de l’apprentissage scolaire, elle devient peu à peu le temple de la garderie nationale à grands renforts ‘animateurs non formés (tout comme les AESH recrutées au rabais), de budgets conséquents alloués à tout sauf au scolaire. Quand on sait que l’école républicaine est le creuset de la société de demain…. Aujourd’hui, dans cette grande marmite, les choses y calcinent plus que n’y fondent, la saveur devient amère, et la cocotte commence à monter en pression ! Il n’est donc pas étrange de voir fleurir des écoles alternatives et des demandes d’instruction en famille de plus en plus nombreuses ; et l’Etat de tenter de colmater ces brèches à grands coups d’interdits et d’injonctions sous couvert de crainte de montée de la radicalisation.

Depuis 15 ans, l’école est en gestion de crise permanente. Les enseignants sont à bout de souffle : mutations refusées, disparition des équipes de soutien (RASED), on déshabille Paul (plus de maîtres que de classes) pour habiller Jacques (CP à effectifs réduits)… Sans soutien, sans reconnaissance en particulier salariale, l’enseignant est à bout de force, « un genou à terre » comme dit l’une des enseignantes interrogées dans le reportage susmentionné ; en bon soldat, mu par ses convictions éducatives et son sens du devoir – son sens de la patrie – le prof tient. Il tient…. Jusqu’à ce qu’il ne tienne plus : burn out ou démissions en cascade.

Même lors du départ, la maltraitance institutionnelle continue de corroder les émotions du prof. Un enseignant témoigne que lors de sa démission, il a eu le sentiment de s’être juste évaporé, sans départ officialisé ou célébré. Au plan personnel, la façon dont se termine une relation colore l’intégralité de ce que l’on retient de la relation. Avec l’Education Nationale, pas de RH, juste quelques appels fantômes avec des administratifs qui ne savent pas vous renseigner. Pas même sur la date à laquelle vous obtiendrez votre accord de démission. Donc les ruptures conventionnelles et démissions en chaîne qui se succèdent actuellement sont comme une sorte de grand ghosting à échelle institutionnelle. D’un coup, on reçoit un mail qui valide la sortie, pas d’échange humain, et nous voilà rayés des cadres, et en ayant perdu « le bénéfice de notre concours ». Quelle misère de vivre cela également sur le plan professionnel. Pour ma part, je suis allée chercher la closure, c’est-à-dire une fin de relation avec une explication bilatérale. Quelques mois après mon départ, j’ai écrit à mon ancien inspecteur pour lui exposer les raisons de ma rupture, et j’ai eu la chance d’obtenir une réponse réparatrice : il m’a remerciée au nom de l’institution pour la qualité de mon travail auprès des élèves et s’est excusé, toujours au nom de l’institution, des péripéties inhumaines que j’avais traversées. Je ne le remercierai jamais assez, mais combien de profs n’ont pas eu cette réparation pourtant nécessaire et attendue.

Une des enseignantes interviewées aborde un sujet souvent tabou à l’Education Nationale : le harcèlement au sein de l’équipe. Car en effet, quand des salariés sont malmenés par leur employeur, en dommages collatéraux indirects, les salariés finissent par se maltraiter entre eux…. Une sorte de maltraitance par procuration, dans laquelle les dénigrements sournois se fondent sur une triangulation pernicieuse, deux autres manifestations de la perversion.

Alors, pourquoi un enseignant part-il ? Il part quand ses valeurs sont bafouées, piétinées. Il part quand les raisons qui l’ont fait entrer dans le métier (aider les enfants, de manière humaine et personnalisée) ne sont plus possibles à incarner au quotidien.

Dans le reportage, et ce fût mon cas, certains profs trouvent la force de tenir quelques mois ou quelques années de plus grâce à la perspective d’un départ, d’un renouveau généralement loin de l’EN car l’institution propose peu de pistes d’évolution. Et les autres ? Les autres sont dans le quiet quitting dont on parle tant (un désinvestissement progressif qui se traduit par des récréations à rallonge, une diminution des préparations de cours, un arrêt des sorties et autres projets….), quand ce n’est pas dans le ressentéisme. Ce renssetéisme vient du fait de nourrir du ressentiment envers son employeur, avec un désinvestissment et un ressentiment dont les victimes finales sont bien les élèves. Dans ce processus, non seulement ces salariés sont frustrés par leur situation professionnelle et continuent à travailler, mais leur humeur serait contagieuse et se répandrait en un rien de temps au sein de toute une équipe, comme une sorte de COVID émotionnel, invisible et sournois….

On entend souvent parler des 800.000 feignasses, ces profs qui ont une « sécurité de l’emploi » et une retraite plus avantageuse. Qu’on se le dise : 34% des profs des écoles et 27% des enseignants du secondaire quittent avant d’avoir toutes leurs annuités de retraite. La cage peut-être pas si dorée donnerait donc bien l’envie de s’évader.

Quelle n’a pas été ma surprise quand M. Guérini la semaine dernière a parlé de perspectives d’évolution pour les profs, comme par exemple devenir formateurs dans la fonction publique. Quand on sait que toutes les passerelles ont été les unes après les autres fermées, démantelées. Le cumul de fonctions est quasi interdit, les formations externes ne sont pas forcément reconnues en interne et les formations internes non certifiantes pour un métier hors éducation nationale. Sans parler du scandale du CPF, presque inaccessible à un prof qui veut évoluer et développer des compétences autres que juste applique le livre orange de la lecture au CP….

D’où viendra le second souffle tant attendu de l’éducation en France ? Cela passera-t-il par un grand effondrement ? Ce qui est sûr c’est que de nouveaux acteurs émergent, et que les enseignants se tournent vers des groupes hors institution pour retrouver goût au métier … ou pour le quitter. Et pour en accompagner certains, je me demande quel employeur pourrait se réjouir d’avoir autant de salariés usés, désabusés et surtout persuadés de n’avoir aucune valeur, de ne rein savoir faire.

Fondée sur le mérite et la productivité, l’école de la société capitaliste forme des homo-economicus mais non sapiens, des homo utilis mais non expansus. Il est de notre responsabilité à tous de savoir ce que l’on veut que cette institution véhicule comme valeurs et quel type d’être humain on veut qu’elle produise à la chaîne. Et quand il n’y a plus de valeurs, et que les tendances sont assujettissement, maltraitance, incohérences et non reconnaissance, il faut partir. Voilà pourquoi je suis partie : je ne veux plus cautionner ! Et voilà pourquoi, au fond, ils partent tous !