Je reviens vers vous, et vers moi, après une parenthèse davantage tournée vers le développement de mon activité d’hypnose. Je ferai une prochaine chronique pour faire part de mes joies, frustrations et conclusions sur cette nouvelle aventure, et je renouvelle mes remerciements à ceux qui me soutiennent dans mon activité, ils se reconnaîtront 😊. Aujourd’hui, je reprends un sujet qui me taraude depuis longtemps : je lis beaucoup, mais il me semble parfois que j’oublie ce que j’ai lu. Je me suis souvent alertée de ce processus d’amnésie, et aujourd’hui, je fais la paix avec mon cerveau sur ce point.
Se remémorer ce que l’on lit dépend, bien entendu, du type d’ouvrage, de la raison pour laquelle on le lit …. et du processus de mémorisation que l’on va initier au moment de la lecture….
La théorie de la «courbe de l’oubli» désigne la façon dont nous oublions des informations au fil du temps, si on ne fait pas d’effort pour les retenir. Selon cette courbe, les vingt-quatre heures qui suivent l’apprentissage sont les plus critiques: c’est pendant ce laps de temps que la plupart du contenu est oublié. Et là, on voit bien qu’une démarche d’apprentissage peut être utilement initiée si l’objectif de la lecture est d’engranger des informations.
Moi qui passe mes journées à essayer d’aider des élèves et des étudiants adultes à mémoriser, il est clair que je me suis penchée sur certains leviers et actions facilitatrices. Chaque fois que j’enseigne, je symbolise une petite boite à outils, dans laquelle je suggère à mon bien-nommé « apprenant » de déposer le savoir nouveau, et je l’entraîne à le récupérer. Je m’appuie sur ses 5 sens et sur ce qui le touche émotionnellement pour choisir les exemples à mémoriser, car la réactivation des savoirs est ainsi facilitée : les stimuli réactiveront d’eux-mêmes le savoir, et plus précisément aideront à retrouver le chemin jusqu’au lieu de stockage. Je joue aussi sur les leviers de la motivation, notamment la motivation interne, et sur la concentration (eh oui, j’ai introduit la méditation, le Tai chi et le yoga dans les salles de classe et dans la cour de récréation, quitte à passer pour une illuminé : j’assume ! 😊) . Depuis 3 ans, je rajoute – sur mes apprenants adultes et consentants – une petite touche d’hypnose spécifiquement axée sur la mémorisation, sur le transfert et sur le rappel de l’information : j’aide les étudiants à semer des petits cailloux blancs pour retrouver la piste des savoirs (d’autres techniques consistent à associer un savoir à un lieu ; c’est la méthode ancestrale des Loci, méthode tombée en désuétude mais dont l’expression « en premier lieu » est un vestige…. méthode réactualisée ces derniers temps… ). Et j’ai au quotidien sous les yeux une machine de guerre de la mémorisation : ma fille chérie qui, pour engranger tout le savoir requis pour devenir un bon carabin, a mis au point un vrai travail au métronome avec des révisions au tempo minutieux : J+1, J+3, ….
Pour illustrer la puissance des émotions et de l’ancrage personnel dans la mémorisation, bref la saveur de la fameuse petite madeleine, les propos d’une éditrice du New York Times Book Review, Pamela Paul sont édifiants : «Je me souviens toujours de l’endroit où j’étais quand je lisais. Je me souviens de la couverture. Je me rappelle où j’ai acheté le livre ou qui me l’a donné. L’histoire, beaucoup moins. Juste après la fin de la lecture, je me souviens de tout, mais quelques jours plus tard, c’est une toute autre histoire». Si même Pamela du New York Times oublie ce qu’elle lit, sans toutefois oublier son expérience de lecture, mon amnésie littéraire doit pouvoir être absoute 😊 !
A notre décharge – et pour vous faire déculpabiliser un peu vous aussi – il est vrai qu’aujourd’hui, selon un chercheur en psychologie à l’université de Melbourne, les nouveaux moyens de consommation de l’information et du divertissement ont profondément transformé notre façon de nous souvenir: à l’ère d’internet, la mémoire à long terme est beaucoup moins nécessaire et la mémoire à court terme prend la main. Avec Google, Youtube et autres, plus besoin d’avoir recours à sa propre base de données mémorielle. «Si une personne sait qu’elle pourra avoir une nouvelle fois accès à une information dans le futur, elle aura tendance à ne pas la mémoriser», écrit l’auteur de l’étude. Notre façon de consommer l’information a des conséquences sur notre mémorisation, pour preuve les personnes qui pratiquent le binge watching de séries télévisées retiendraient moins bien le contenu des épisodes que ceux qui en regardent un par semaine. De quoi remettre partiellement en question la sacro-sainte méthode d’apprentissage de Singapour, basée sur une massification de l’apprentissage d’une notion plutôt que sur son étalement dans le temps ….. Tout résiderait donc dans l’art de doser entre creuser suffisamment le sillon de l’information et l’entretien dudit sillon dans le temps.
Mais, et notamment lors de la lecture de romans, ce que nous tirons des livres ne saurait se limiter à une collection de noms, de dates, d’informations et d’événements stockés dans nos esprits, comme des fichiers dans un ordinateur (là aussi, métaphore couramment utilisée en hypnose pour favoriser l’apprentissage et la mise à jour des programmes internes). Les livres changent aussi, à travers nos modèles mentaux, la réalité même que nous percevons…. et ils changent nos modèles mentaux.
Nos modèles mentaux sont comme des lentilles psychologiques qui colorent et façonnent ce que nous voyons. On les appelle parfois aussi notre carte du monde. Certains modèles mentaux sont profondément culturels (les Américains se concentrent sur des parties très différentes d’une image que ne le font les Japonais), mais une grande partie de notre perception est également façonnée par l’expérience — et l’expérience comprend les livres que nous lisons. La lecture et l’expérience forment votre modèle du monde. Et même si vous oubliez l’expérience ou ce que vous lisez, son effet sur votre modèle du monde persiste.
Cet oubli existe-t-il même pour les polars, ces fameux romans basés sur une révélation finale supposée inoubliable ? Comment cela se peut-il que j’aie oublié jusqu’au meurtrier de mon polar préféré ? Peut-être pour pouvoir le relire ultérieurement… mais là, il faudra attendre le paragraphe suivant…. En attendant, prenez Sherlock Holmes. Mis à part de petits fragments (la lande, les cris des chiens, et le 221b Baker St), je ne me souviens pas beaucoup des histoires de Holmes (ni de Geronimo Stilton, le Sherlock Holmes souris des enfants 😊, private joke pour eux !). Je ne me souviens pas de qui a tué qui ou de ce que Sherlock a fait ou a dit (à part la célèbre réplique « élémentaire….. »). Le seul polar dont je me rappelle exactement le meurtrier est un Agatha Christie : je ne me rappelle pas le meurtrier en lui-même, mais je me souviens que son nom est prononcé par la victime retrouvée agonisante dans la première page du roman …. et qui ne sera évidemment identifié comme tel qu’à la fin de l’opus. Mais j’ai recueilli quelque chose de ces histoires, et de tous les polars, quelque chose de plus que des faits. Ils m’ont aidée à apprendre à penser, à enquêter, à déduire, à supposer, à investiguer ….
Et si tous les livres ne pas égaux dans leur contenu et dans notre intention de les parcourir, les pages d’un livre non plus ne se valent pas toutes. Lorsque nous lisons, certaines phrases, concepts et idées remarquables se distinguent plus clairement des autres. Nos « lentilles psychologiques » filtrent les livres que nous lisons, en sélectionnant et en soulignant ce qui est le plus pertinent pour nous. Bien que nos yeux puissent se poser sur tous les mots et que nos mains puissent caresser toutes les pages, ce que nous lisons n’est jamais le livre entier — nos modèles mentaux s’assurent de cela. Parfois, nous ne sommes pas prêts à recevoir une information, ou à laisser cette information nous transformer. Ah, encore cette fameuse ZPD (zone proximale de développement), si chère à la psycho-pédagogie : ne me permet de progresser que l’information qui se situe juste au-dessus de mon niveau actuel, et c’est celle-ci que je vais retenir.
Selon Nassim Taleb ( petite dédicace supplémentaire au Liban qui souffre tant en ce moment), « Un bon livre s’améliore à la seconde lecture. Un excellent livre au troisième. Tout livre qui ne vaut pas une relecture, ne vaut pas la peine d’être lu. » Ce conseil de relecture s’applique tout particulièrement aux contes, que l’enfant en développement psychologique abordera différemment à chaque fois…. Tout en se souvenant que j’aimerais tant remplacer les contes où la princesse trouve son bonheur dans le « love at first sight » puis le mariage avec un inconnu…..Je ne sais pas s’il en est de même de mes modestes écrits 😊. Si notre cerveau « met à jour » constamment ses propres modèles mentaux, il est logique qu’il ne voie jamais la réalité de la même manière. Cela signifie également qu’aucun livre n’est tout à fait le même quand nous le lisons à nouveau, et qu’il puisse encore nous étonner à chaque relecture. Parce que c’est nous, en réalité, qui ne sommes plus tout à fait les mêmes.
Pour mes lectures de romans, quand quelque chose m’interpelle, au cours de ma lecture, il y a de bonnes chances que ce soit important pour moi et pour l’évolution de ma réflexion. Je surligne. Je corne. Je fais une note dans la marge de la page, petit acte de conversation avec l’auteur. Et je scanne des passages. En fin de processus, j’écris ces petites chroniques sur mes lectures. J’utilise ces méthodes pour en retenir la substantifique moelle et ces actes mêmes créent de nouvelles connexions dans mon esprit, mettant à jour les modèles dans ma tête. Ce n’est pas juste pour m’en souvenir, c’est pour en transformer ma vision du monde 😊, et pour la partager avec vous.
Et mes livres lus circulent dans mes veines et nourrissent mon cœur, et circulent sur la toile jusqu’à vous, pour nourrir nos relations.