Une rencontre qui n’aurait jamais dû se produire …. Et qui est une révélation ! Voilà ce que m’inspire ma dernière lecture, parvenue jusqu’à moi par un oasis dans le désert ( j’explique : cadeau de mes collègues anticipant mon départ de l’Education Nationale ; peut-être célèbrent-ils ma future sécession par cette étrenne estivale ; en bref, je partage avec ma collègue missionnée de l’achat un goût pour la lecture qui relève parfois le standard des échanges de la salle des maîtres, mettant un peu de vert d’espoir dans le torrent de boue des échanges quotidiens …)
Moi qui n’ai jamais rien compris à la poésie, à part Charles B. et ses paradis artificiels qui trouvent grâce à mes yeux, et moi qui ne suis pas fan des biographies (je préfère la rencontre directe avec une œuvre), un petit recueil orange m’a éloignée un peu plus de la bêtise de mes préjugés : quelle rencontre ! Quelle rencontre avec 2 auteurs titanesques, 2 pour le prix d’un! Gratitude infinie d’avoir reçu cet opuscule ! Rimbaud by Tesson, pas sûr que ça fasse un best-seller et pourtant …..
A chaque page, je reçois un uppercut littéraire ! Comment vais-je même oser coucher mes impressions par écrit …. Le plus incroyable, c’est que je ressors de là en n’ayant pas une analyse plus claire de Rimbaud, je l’ai carrément côtoyé, je l’ai ressenti ; plus étrange, c’est comme s’il m’avait été perfusé un nectar de Rimbaud grâce à une exposition polysensorielle portée par un langage Tessonien absolu ! Rimbaud cherchait à créer un langage, Tesson l’a fait jaillir ! Et de l’Ardenne aux confins de l’Afrique, j’ai voyagé en vers et en prose teintés d’une dextérité inénarrable ! Et souvent au fil de la lecture me vient à l’esprit une image, un mot, un son, que je trouve finalement quelques pages plus loin, comme coulant de source. Si parfois j’ai l’impression que Rimbaud coule dans mes veines au travers des hommages successifs que lui rend Tesson, la transfusion se mute en infusion quand Tesson décrit la façon dont Rimbaud s’imprègne des paysages pour les distiller en mots. Dans tous les cas, trans-, per-, in-, ça fuse !
Une phrase, et je m’écrie tel le spectateur d’un feu d’artifice : « oh la belle rouge » ; et quand je crois que je suis arrivée au bouquet final, Tesson trouve de nouvelles fusées dans une pyrotechnie littéraire sans faille !
Tesson n’aborde pas la vie de Rimbaud de façon totalement linéaire, ce qui logiquement et paradoxalement n’aurait pas eu de sens d’ailleurs. Il nous fait voyager de façon un peu erratique, comme le poète au milieu de thèmes qui bordent le parcours. Les thèmes essentiels sont chouchoutés, savourés, concoctés avec amour voire dévotion. Une véritable décoction.
Question clé de l’inspiration et de la créativité : « D’où viennent les visions d’un voyant ? » « Y aurait-il une énergie créatrice indépendante du créateur qui l’abrite ? » Et chaque poète contemporain de Rimbaud aura son avis sur ce qui faisait de lui un effrayant poète de moins de 18 ans, une comète dont le talent ne s’exprimera que durant quelques saisons. Et Tesson ne manque pas de railler les Champollion de la poésie, chantres de la spéléologie sémantique, cherchant du sens où parfois il suffit de se délecter de l’impact des sonorités et de laisser libre cours à des associations libres, de ressentir en soi l’effet des synesthésies et se laisser s’immerger dans un univers de sensations….. Je comprends pourquoi cet art m’est resté un peu étranger lors de mes cours de français où l’on devait adopter le système de décodage de décortiqueurs du dimanche…. Et comme Rimbaud devait être un caillou dans leur chaussure pédagogique, ce poète maudit qui avançait ses pions trop en avance, même pour les ronds de cuir littéraires des siècles suivants. Il doit encore parfois bien rigoler … 😉 Hors de toute église, de tout courant philosophico-politique, Arthur est inclassable et a commis l’affront de « ne pas avoir rendu impossibles certaines interprétations déshonorantes de sa pensée » (Breton). Grâce à Tesson, ce n’est pas la prose de Rimbaud que je comprends aujourd’hui, c’est Rimbaud tout entier, comme sorti en hologramme de chaque page du recueil, parcourant les méandres de la Meuse, les déserts d’Afrique….. un homme identique à la voiture futuriste de la marque au losange, n’ayant pas connu le succès attendu car en avance sur son époque…..
Moi qui ai eu la chance d’accompagner 2 lycéens au travers des épreuves du Bac de français, avec l’appui du CNED et d’une gentille cousine, je ne peux qu’approuver quand Tesson clame « Ces captations du Verbe au service d’une cause provoquent une victime : la poésie. » Le Bac de français revêt parfois les apparences d’une cause perdue pour moi, dès lors qu’il s’agit de poésie (merci mon fils aux choix minimalistes qui as tenté de nous simplifier la tâche avec de microscopiques poèmes de Francis Ponge sur des objets du quotidien, presque amusants). Un bon sujet de français d’ailleurs, dans cette assertion Tessonienne : « Tout décrypteur se légitime en arguant le cryptage. » Bref, laissons librement tourner le carrousel d’images pures générant des visions se suffisant à elles-mêmes, libérant ainsi pleinement l’identité du poète, son essence, son ipséité (terme que je ne manquerai pas de tenter de caser au scrabble, plus pour le panache que pour les points 😉). Quelques alinéas de l’opuscule égratignent encore les pédagogues….. et je ne peux m’empêcher de sourire. Le clou tient en une phrase digne d’un génie inspiré par un autre : « La mère, l’école, l’église : trinité mauriacienne, pénitencier rimbaldien » Dites-moi si vous vous en remettez, moi j’applaudis des deux mains et je savoure avec gratitude chaque instant passé avec ces deux complices.
Petit clin d’œil de modernité, Sylvain (Tesson, on commence à devenir intimes) dans une mise en abime impeccable, moque l’actualité COVID et la gestion politique avec un soupçon de finesse en plus que les anti-vax sur le bitume ou sur la toile. Quelques remarques de Tesson relatives à l’époque rimbaldienne sont parfaitement transposables aux années covidiennes : « Le principe d’une récupération n’est pas la solidité de son argumentaire mais la vivacité de sa proclamation .» Ah, si les anti-vax et les gilets-rouge avaient été les contemporains d’Arthur, son effigie aurait assurément été brandie en tête de cortège. Et Tesson d’enfoncer le clou : « Les poètes ne sont pas des militants, ni les rayonnages des librairies des trottoirs de racolage ». Oups, certains tombeaux risquent de se rouvrir sous le retournement protestatoire de certains bardes porte-étendards. Et de rectifier les apprentis lettrés qui, contrairement au poète maudit, se targuent de talent avant d’avoir fait leurs classes…. « C’est la leçon de Rimbaud pour les iconoclastes incultes : commencez par faire vos humanités avant de renverser les statues ! »
Tesson livre les clés de la poésie et c’est de toute beauté que de se rapprocher de l’essence même des vers et de la prose ; tour à tour Tesson dévoile que « l’alphabet du vivant compose le poème. Le poète n’a plus qu’à transcrire » ; que les visions qui confèrent talent et inspiration au poète ne sont qu’une hyperattention portée à toute chose alors que nous autres avançons les yeux clos….. le réel devenant surréel, la distorsion créatrice de la poésie qualifiée d’hypnagogie, summum de l’illusion et de l’illumination. Quelle que soit la cause, la source, le déclencheur de cette créativité, une chose est sûre, le poète béni ou maudit perçoit autre chose ! D’hyperattention à hypersensibilité, de correspondances en synesthésies, tous les sens sont ouverts, touchés, captés, allant peut-être jusqu’à l’hyperesthésie, excès de sensibilité confinant à la douleur….. et là, je me sens tout de suite happée et comprise …. Et Tesson de conclure : « C’est le malheur des extralucides : voir le monde, c’est-à-dire le mal ; comprendre la vie, c’est-à-dire la souffrance. » Et voilà qu’après avoir percé le mystère Rimbaldien, Tesson a aussi su mettre le doigt sur l’énigme du quotidien Mumuesque 😉 Tesson, je te dois combien pour la séance ?
Parmi les thèmes abordés, la deuxième partie de l’opus s’aventure dans les marécages de l’âme humaine ; visiblement Arthur avait un penchant pour l’autosabotage…. Et j’adore l’analyse qui stipule que « dans toute entreprise de destruction du monde, les coups atteignent celui qui les donne. » Puisse le fâcheux politicien qui prévoit de construire un funeste viaduc et un diabolique port autonome sous mes fenêtres – réduisant à néant des centaines d’hectares de zones naturelles – lire ces lignes et y reconnaitre le fâcheux augure !
Un autre mot viendra enrichir mes parties de Monopoly des mots : dromomanie ! Quelle belle façon d’évoquer la fuite de soi dans le voyage, à la recherche d’un soleil amical pour essayer d’éclairer ou de masquer son ombre ! Encore un peu et on y sent l’empreinte de la caravane de dromadaires dans les dunes. Comment devenir des sages dont les riches « patries intérieures leur évitent les galops d’enfer, ennui aux basques ». Pour la thérapeute que je suis en train de devenir, la patrie intérieure est assurément le meilleur port d’attache que l’on puisse conseiller. 😉 Le chapitre sur le verbe et le mouvement est un chef d’œuvre d’écriture et de compréhension de l’âme humaine. Le paragrapher serait dénaturer la dynamique de capture de l’essence que Tesson instille avec brio dans tout l’ouvrage ; le citer serait comme l’entamer à coups de scalpel alors que la beauté est là brute, entière ! Essayez au moins de voler un baiser à ces pages 182 183 au détour des rayons d’une librairie ou d’une bibliothèque ; et poussez jusqu’à la page 186 qui m’arrache un waow devant la Patek Philippe de la littérature : une mécanique parfaite des idées, une précision Suisse des mots ! Et si vous croyez toujours que l’herbe est plus verte ailleurs et que vous voulez une petite thérapie gratuite, passez aussi en revue les pages 192 et 194. M’est à penser que vous allez vous orienter immédiatement après vers le rayon méditation, et vers la phrase d’Anaïs Nin : « le plus lointain des voyages est celui qu’on fait à l’intérieur de soi » (Dis Anaïs, que penserais-tu de la version remaniée by Mumu : le plus beau et riche des voyages est celui que l’on fait vers soi 😉?). Avouez qu’un stage de yoga un peu austère mais qui vous recentre parfaitement risque moins de vous creuser le cerveau que les fuites dans les paradis artificiels du grand Charles B. Parfois, il faut choisir entre la postérité et félicité.
Quelques vers de Rimbaud me touchent tout particulièrement, en ces temps où les incultes fanatiques ont remis les femmes sous cloche et tué l’espérance en ce petit dédale de cailloux arides coincé entre des grandes puissances de l’ombre, et terrain de jeu d’encore plus grandes puissances idolâtres du clinquant mais tout aussi néfastes….
« Je rêvais de croisades, voyages de découvertes dont on n’a pas de relations, républiques sans histoires, guerres de religion étouffées, révolutions de mœurs, déplacements de races et de continents : je croyais à tous les enchantements. » Moi aussi, cher Arthur, j’aurais envie de croire à tous les enchantements, mais la réalité actuelle est bien plus noire que le négatif de la photo que tu espérais…. Mais quelle vision en tous cas, merci ! Est à parier que ces quelques lignes auront touché le voyageur, l’aventurier, mais aussi l’homme épris de liberté, l’humaniste, l’utopiste, le rêveur…..
Quand on voit passer sur Facebook des images de femmes afghanes en train de lire comme acte de rébellion, les mots suivants prennent une saveur piquante et un peu âcre : les livres « stères de la chaudière intérieure ». Comme il risque de faire froid dans la vie des femmes de Kaboul.
Vers la fin de l’opus comme s’approchant du chant du cygne rimbaldien, Tesson se penche sur la perte d’inspiration de notre cher Arthur. Il trouve la résignation comme clé du tarissement littéraire. Un peu comme si l’écart entre l’espoir et la réalité créait la juste douleur nécessaire pour pousser un cri en vers ou en prose, et que l’espoir remisé, la plume le fût aussi.
Petite leçon à méditer pour une Mumu qui se demande parfois si elle est le mauvais poisson ou juste dans le mauvais bocal : « On ne sort pas indemne de vouloir renverser l’ordre. » Et si l’ordre du lieu ne convient pas au têtard, la petite grenouille peut prendre le chemin de marais plus avenants à son goût ….
Et p 206, encore une tirade qui à la fin de l’envoi me touche ; et le bouquet final est sans cesse repoussé : « Je souffre, donc je suis », un costume à troquer au grand bazar de la vie pour aller vers le bonheur.
Si Rimbaud finit à Marseille dévoré par un crabe ayant réduit à néant ses jambes qui l’ont poussé à travers la campagne et les continents, une image différente me saisit : je le vois à bord d’un navire fantôme condamné à errer sur les mers pour expier ses vulgarités, hanter ses détracteurs et s’empêcher de mourir définitivement dans nos cœurs, nos esprits et nos sens.
Pour finir, écoutez Arthur vous susurrer à l’oreille ou vous clamer les mots suivants :
Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l’herbe menue :
Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.
Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l’amour infini me montera dans l’âme,
Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, — heureux comme avec une femme.
C’est quand même beau que la référence du bonheur soit d’être avec une femme, non ? Et c’est tout aussi beau que ce bonheur puisse être égalé en étant seul, libre, silencieux, voyageur intérieur et extérieur. A bon entendeur, 😉
Je vous aime