Les Capulet du Hip Hop réconciliés avec les Montaigu du baroque grâce au Verdi numérique

Quand un spectacle de danse fait jaillir en moi les mêmes exclamations qu’un recueil sur Rimbaud, je me dis qu’il se passe quelque chose….. Tout comme l’été dernier à la lecture du merveilleux Tesson sur le poète maudit, dès les premiers tableaux du spectacle de danse, je m’exclame intérieurement « Ah la belle bleue », et le tableau final ressemble au bouquet du feu d’artifice qui n’a pas eu lieu en ce nouvel an. Comment expliquer cette réaction identique à des œuvre si différentes…. Je vais mener mon enquête ….

Le spectacle en question est PIXEL, de Mourad Merzouki.

Spectacle évoquant le nom du 13ème art, PIXEL se joue, se déroule, se déploie dans l’arrondissement du même ordinal et dans la salle éponyme, un lieu qui agit comme un écrin idéal pour ces shows d’une autre dimension. Encore un cadeau parfaitement sélectionné par ma merveilleuse complice de ces 24 dernières années….. merci à toi, ma fille ….

Ensemble nous en avons vu des spectacles ! Et celui-ci se hisse au palmarès des inoubliables.

Il y a bien sûr eu les arènes de Vérone, et des frissons du chant des esclaves de Nabucco aux tableaux mouvants de la Traviata ou encore aux décors grandioses du Roméo local interprété avec modernité, pour culminer à la revisite de l’Aïda par la compagnie la Fura del Baus….. des monuments qui habitent maintenant chaque cellule de notre corps.

Il y a eu la compagnie Momix au Teatro Romano de Vérone. Un show pyrotechnique sans mortiers mais plein d’artifices…. Un rythme, une scénographie, une émotion, une technicité et un lieu mythique …. Sur la to do list de chaque visiteur de Vérone à la belle saison.

Et depuis notre retour à Paris, ma princesse chérie a déniché la perle : Mourad Merzouki.

Nous avons commencé par découvrir son spectacle Folia l’an dernier.

Alors que les images figées peinent généralement à illustrer avec fidélité les mouvements chorégraphiés de la danse, on peut ci-dessous avoir un aperçu du virtuose de la scène qu’est Mourad. On y découvre en un clin d’œil à quel point le sens de la gravité est défié par ce chorégraphe, et que les axes traditionnels de verticalité volent en éclat dans une culture hors sol d’un nouveau genre, libérée de toute contrainte de la condition humaine ordinaire.

Dans ce spectacle se mêle une telle diversité d’influences, du répertoire baroque au hip-hop en passant par un derviche tourneur enivrant. Un spectacle alliant danse et scénographie, et enrichi d’une autre dimension : le chant, omniprésent. On est happés, absorbés, engloutis, en immersion totale dans la scène. Tous les sens sont sollicités, imprégnés, captés, submergés. … La musique électronique fusionne avec le classique, dans une farandole enchanteresse. Les mondes qui pourraient se confronter, s’entrechoquer, s’altérer en réalité se complètent se répondent, s’enrichissent et se parlent entre eux.

Folia est un creuset magique rassemblant tout de ce qui d’habitude s’oppose, se confronte ou s’ignore.

A 8’00, démarre l’alliance parfaite entre la musique baroque, le chant lyrique et le Hip Hop ! https://www.youtube.com/watch?v=9DSTSWGwhiY

Ah, tiens à 19:00 aussi … ah, la belle verte !

L’harmonie des derviches tourneurs de cultures rabibochées :

Et cette année, nous découvrons PIXEL. Nous avions peur d’avoir un spectacle amaigri du fait de l’absence de ce chant lyrique qui nous avait tant subjuguées dans Folia. Mais c’était sans compter sur l’ingéniosité de Mourad, qui a trouvé comment apporter une autre dimension encore… l’art numérique. Le sol est en 3D, la toile en fond de scène est elle aussi en 3D ; entrerait-on alors dans une 6ème dimension ? 6D, plongée totale dans un univers nouveau. Ce qui est sûr c’est que le temps acquiert de nouvelles propriétés et devient pleinement une dimension visuelle du spectacle !

Onze danseurs et circassiens (et une contorsionniste) sont immergés dans un univers à la gravité mouvante. Des milliers de pixels s’animent, offrant un trompe-l’œil époustouflant, évoluant en temps réel en fonction des mouvements des danseurs. Et pendant tout le spectacle on se questionne sur quel élément déclenche l’autre entre les pixels, les corps et la musique. Le subtil équilibre entre réel et virtuel, énergie et poésie, fiction et prouesses techniques crée un ballet futuriste, au carrefour de la danse et de la vidéo interactive. Les mots qui me viennent à l’esprit sont spectacle intégral, syncrétisme, correspondances : et même s’il manque les parfums de Baudelaire, ici les images, les sons et les mots non prononcés mais ressentis se répondent totalement.

Sur le plan musical, Vivaldi, se pose en invité mystère de Merzouki.

Dans Folia, des Tarentelles napolitaines et folias (justement !), pimentées par les musiques électroniques de Grégoire Durrande, composent l’univers sonore. Rien qu’à l’oreille se noue un véritable dialogue entre les mondes, une ligne esthétique fertile typique de l’énergie qui anime depuis toujours les créations du chorégraphe. La Folia, une danse apparue au XVème siècle probablement au Portugal, a inspiré des variations à plus de 150 compositeurs, de Lully à Rachmaninov, Corelli et … Vivaldi ! Ce compositeur, prêtre et virtuose, est en filigrane du spectacle Merzoukien. Comme cet Aria “Sento in seno »…. https://www.youtube.com/watch?v=WZOXUCM-MCU

Mais l’étonnement est grand quand on ressent du Vivaldi dans PIXEL alors que la musique est l’œuvre du très contemporain Armand Amar. Une impression des 4 saisons des temps modernes, ou une 5ème saison peut-être. Au passage, Amar c’est trois nominations aux Césars de la meilleure musique de film, quelques 40 bandes originales de films, presque 50 bandes sons de courts/moyens métrages ou documentaires ou séries TV, et une palanquée de musiques de spectacles à son actif … dont PIXEL en 2014.

Mais qui est ce Mourad ? Un qui n’était assurément pas né pour être qui il est devenu.

Né en Octobre 73 dans la banlieue de Lyon, fils d’un ouvrier à la chaîne de chez Renault et d’une mère au foyer, dans une fratrie de 7….. Pas vraiment prédestiné à être un grand chorégraphe international. Comme certains chorégraphes musulmans, il lui aura fallu braver les stéréotypes, voire les interdits, pour en arriver là. C’est le cirque qui lui a permis de faire la transition, et ses racines circassiennes ne l’ont plus quitté depuis. Il démarre par des spectacles de rue…. Il a dansé dans des camps de réfugiés, notamment en Croatie …. dansant pour soulager les cœurs de personnes brisées, en état de choc post-traumatique…. Gratitude, M. Merzouki !!! Et c’est la première fois, dans ce camp Croate, que ces beurs, bicots, bougnouls, gris, melons, ratons, reubeus de la troupe à Mourad sont présentés comme « les français qui arrivent », eux qui en France ne sont pas considérés comme tels.

Merzouki met aussi en scène un spectacle en embauchant des jeunes chômeurs du Maghreb qui auront l’occasion de se produire sur des scènes internationales, montant une autre image de cette jeunesse et qu’il est possible d’en faire autre chose …. Nommé Käfig, qui signifie cage en arabe et en allemand, ce spectacle au nom engagé indique le refus de s’enfermer dans un style, dans une influence unique … et dans les cages d’escaliers des barres des banlieues …. A la recherche permanente d’une écriture chorégraphique au-delà de toute limite imposée, voilà la maque de MM.

Et alors qu’on commande à Merzouki des spectacles grandioses pour de grands événements comme le Vendée Globe, l’humilité bien installée permet à M. Merzouki de continuer de se produire dans des salles modestes de petites villes de banlieue, comme la toute proche Juvisy.

Avec votre génie, votre dur labeur, et votre cœur, normal M. Merzouki que vous ayez reçu la légion d’honneur ! Pas comme d’autres plus récemment (instant polémique, je ne peux pas résister 😉)…. pour leur si formidable gestion de la pandémie…. Et pour continuer la polémique, sans vouloir toutefois vous « emmerder » (oui, je sais, j’en remets une couche), si l’art, et notamment la danse, est ce qui permet de soigner les cœurs blessés et de sortir de sa condition sociale, en créant du lien et en libérant des endorphines, on peut se questionner sur la pertinence d’enlever cet outil de résilience et de lien transcendant les différences en ces temps de COVID, alors que tout ce qui divise a été maintenu …. Si l’on voit parfois sur les réseaux « no culture, no future », et qu’au son de ce slogan en Belgique la fermeture des lieux de culture a été retoquée, moi, mon mantra c’est « mon culte, c’est la culture ». Et j’ai du mal à accepter que l’on ait mis un rideau de fer sur les temples laïcs, dans cette société qui est à mes yeux hyper-religionisée ! Le mouvement physique et la joie étant les meilleurs pourvoyeurs d’immunité, la danse devrait au contraire être prescrite sur ordonnance (avec auto-test à l’entrée, c’est possible !).

Avec cet exemple d’ouverture du cœur et de sensibilité, à quand la politique aux mains des troubadours ? On ne s’en porterait peut-être que mieux ….